Taline Kortian est une femme de lettres, professeur dans un grand lycée parisien et reporteur de guerre sur le terrain.

L’Action Musicale Internationale a demandé à Taline Kortian de conduire la cérémonie de clôture du Gala en ce 16 septembre 2023, à l’Espace Carpeaux de Courbevoie.
Cet événement était destiné à sensibiliser le public sur la question des post traumatismes touchant particulièrement les enfants et les adolescents victimes de guerre en terres d’Arménie et d’Artsakh.
Cette journée très particulière et très riche en événements s’est achevée en un somptueux spectacle, exceptionnel en beauté et en talents, offerts par des artistes au sommet de leur art.
Mais il ne fallait pas faire oublier pourquoi nous allions assister à ce point d’orgue.
Taline Kortian nous a paru la personne parfaite pour faire comprendre la gravité du contexte et aussi la capacité à surmonter toutes les situations par le peuple d’Arménie où qu’il se trouve dans le monde.
Voici son discours d’introduction dont le rythme, l’intonation et l’intensité ont séduit le public qui ne se doutait pas que, deux jours après ce moment, l’Azerbaïdjan entamerait à nouveau une attaque destinée à finaliser une épuration ethnique.
Bonjour à tous et à toutes.
Bienvenus.
Merci à ceux qui sont ici par engagement, merci à ceux qui sont là par sollicitude et soutien.
Je connais votre épuisement nerveux, je devine votre inquiétude, je perçois le sentiment écrasant d’absurde qui pourrait nous accabler s’il n’y avait pas de moments comme celui-ci pour faire converger nos efforts afin de sauver les Arméniens que Jean Jaurès savait déjà en danger.
Je remercie Santé Arménie pour son action sans relâche auprès de ce peuple en perpétuel danger de mort. Et je remercie Eugénie Alecian d’avoir pensé et mis en œuvre ce gala, puis de m’avoir confié ce rôle éphémère de maîtresse de cérémonie ou de Tamadah comme diraient les Arméniens. Il s’avère que chez nous, le chant, la danse, la poésie, la parole se distribuent équitablement et qu’une personne dotée du verbe ou de quelque autorité morale veille à son partage tout en y conférant du sens. Trinquer à la vie n’est plus la débauche mais alors un moment de reconstruction pour l’avenir collectif épanouissant auquel on aspire. C’est un rite de passage. On laisse le pire derrière sans jamais l’oublier puis on se dirige là où se portent nos yeux.
Et ce soir, nos yeux se portent vers un lendemain de paix juste et digne, loin des terribles options que l’Azerbaïdjan, la Turquie, la Russie ou l’Occident nous suggèrent sans complexe depuis presque 3 ans.
Ce soir, grâce à Eugénie Alecian, j’aurai l’opportunité de vous présenter une cinquantaine d’artistes et de vous immerger dans la Beauté, voire la grâce. Certes, je ne suis pas attendue sur ce registre puisque cela fait un peu trop longtemps que je suis assignée à décrire l’horreur, expliquer l’horreur, l’analyser, l’anticiper, en espérant la dévier, le plus souvent sans succès.
Et malheureusement, une fois encore, je dois recommencer.
Comment dessiner le jardin noir où les petits s’écorchaient les genoux s’il fut brûlé au phosphore ? Comment décrire la maison de Saro, dont le patio fut témoin d’un premier baiser incandescent si ces jeunes fiancés sont morts ? Comment vous dire notre liesse, le jour où nous fîmes arriver l’eau jusqu’à l’hôpital de Chouchi oui puis-vous conter encore la fête illustre où nous dansâmes jusqu’à l’épuisement pour y célébrer la naissance de son premier nourrisson si cette même maternité devint morgue, et que ce petit être, 16 ans plus tard, n’avait même plus sa jambe ?
C’était bien assez lourd comme ça de recueillir le témoignage de Gayané cherchant son fils jusqu’au dernier jour de combat et trouvant le corps inerte de son neveu, ou celui de Gor, chirurgien-dentiste devenu chirurgien de guerre par nécessité, encore déterminé à réparer les sourires des mutilés, pour ne plus s’excuser d’exister.
C’était bien assez désarmant d’écouter de fiers colosses arméniens, effondrés de gêne, me confiant que leur survie, une fois aux mains des Azéris, n’a tenu qu’à l’absorption d’excréments inhumains.
Et nos nuits parasitées par les vidéos de ceux et celles torturés, violés et mutilés vivants pour assouvir “ les besoins naturels de quelques héros” azéris !
Le bilan de la guerre des 44 jours était suffisamment traumatisant ; les images succédant à celle des 2 jours, particulièrement aliénantes.
On croyait, naïvement, avoir “touché le fond”, mais non. Cette expression que j’emprunte volontairement à Primo Levi traduit l’absence. L’absence de ces riens du quotidien qui font toute votre humanité : un peu de savon, un tampon, une couche pour son enfant…
Il fallait que les Arméniens puent avant de crever tout à de faim, de froid, de honte et de désespoir. Il fallait que leur élimination soit déshumanisante, lente, absurde, sans spectacle ni spectateur. Il fallait que ce blocus sépare des parents de leurs enfants et que je me retrouve sur le corridor de Latchine avec Aïda, rassurant ses élèves sans conviction le jour, pleurant ses propres enfants avec certitudes le soir.
Que ressent la mère qui ne peut plus répondre aux questions de ses enfants ?
Que ressent le professeur qui ne peut plus répondre aux questions de ses élèves ?
Que ressent le digne paterfamilias incapable de garantir la sécurité des siens ?
La population d’Artsakh n’en est même plus à se demander si mais quand et comment elle disparaîtra.
En Arménie-souveraine-mais-pas-trop, des bergers se réveillent en découvrant que leurs bêtes, faisant leur promenade habituelle, se retrouvent en Azerbaïdjan. Les vaches ne reconnaissent pas les frontières arbitraires des tyrans. Des villages entiers se réveillent en comprenant qu’ils n’ont que quelques heures pour partir : la valise ou le cercueil. Plus de deux ans, pour ne pas dire deux siècles, que c’est ainsi mais que l’évidence demeure surprise car il parait qu’on est le peuple de l’espérance et de la résilience.
Ça suffit. “Puisqu’ils ont osé, j’oserai moi aussi”.
J’accuse
J’accuse Ilham Aliev d’avoir mené une agression territoriale et ethnique à l’encontre des Arméniens du Haut-Karabakh et d’Arménie souveraine au nom d’un malveillant et artificiel coup de crayon de Staline en 1921.
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J’accuse Merhiba Aliyeva, sa femme, alors ambassadrice de bonne volonté de l’UNESCO, d’avoir encouragé toutes les formes d’exactions possibles contre le patrimoine arménien et d’avoir voulu effacer toute trace de présence arménienne a minima bi-millénaire.
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J’accuse Bakou d’avoir fait appel à des milliers de mercenaires djihadistes pour terroriser et exécuter sauvagement civils et militaires ou jeunes appelés Arméniens.
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J’accuse l’Azerbaïdjan d’exercer hic et nunc, depuis 279 jours déjà, un blocus de la pire espèce depuis le ghetto de Varsovie sur une population désarmée dont le quart est mineure.
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J’accuse Erdogan de soutenir militairement ce conflit par la fourniture d’armes interdites, d’instructeurs militaires, de commandos djihadistes surentraînés en direction de Bakou au nom d’une volonté de puissance mal dégrossie de panturquisme.
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J’accuse Israël de prêter main forte et matériel militaire illégal à Aliyev par peur panique de l’Iran qui est loin d’avoir dit son dernier mot mais plus loin encore d’avoir dit le premier.
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J’accuse l’Europe d’acheter le gaz azerbaïdjanais mais russe tout de même.
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J’accuse la Russie d’avoir abandonné les Arméniens à leur sort pour punir le premier ministre arménien de ses velléités démocratiques. Je l’accuse aussi de m’avoir empêchée de traverser le blocus en arguant ne pas pouvoir assurer ma sécurité. C’est donc cela la Sécurité collective.
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J’accuse la France d’avoir fait semblant de reconnaître l’Artsakh pour s’en laver les mains ensuite avec des larmes de crocodile.
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J’accuse l’OTAN d’avoir sciemment sacrifié plus de 120 000 êtres humains dans le désaveu de toutes ses valeurs par crainte de contrarier une Turquie disposant désormais de toutes les vannes et robinets.
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J’accuse L’ONU de ne pas avoir envoyé de Casques bleus d’Etats de droit quand la Cour Internationale de Justice ordonna la levée du blocus dès son 74 e jour, sans parvenir à faire obtempérer Aliyev contre lequel il n’y a aucun mandat d’arrêt à ma connaissance.
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J’accuse la communauté internationale de ne pas avoir mis en place un couloir aérien humanitaire et d’avoir privé les plus petits de lait en poudre quand les seins de leurs mères affamées n’en donnaient plus, si tant est qu’elles soient allées au bout de leur grossesse sans drame comme d’avoir privé les malades de leurs traitements antibiotiques, chimiothérapiques, cardiaques, épileptiques… entre autres.
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J’accuse une certaine grille de lecture civilisationnelle médiatique du conflit qui eut pour conséquence que la question arménienne apparaisse comme un sujet d’extrême droite moins noble à investiguer que d’autres. Pour les Arméniens aussi, ce fut “dur d’être aimé par des cons”.
En disant cela, je sais que je tomberai sous la foudre de quelqu’un ou quelqu’une et c’est volontairement que je m’expose. Je ne connais pas ceux que j’accuse, et ne ressens aucune haine à leur encontre. Ce ne sont que des entités coupables de malveillance universelle ou complices par leur silence d’une politique génocidaire chronique.
Je n’ai qu’une passion, celle de la Lumière que je suis censée transmettre, j’ignore tout de quelque nationalisme arménien que ce soit. Cela ne m’intéresse pas.
Cette Vérité, je la crierai.
Pour votre honneur, je suis convaincue que vous l’ignoriez.
En se jetant du Pont Mirabeau, Paul Celan a dit : “ la Shoah n’est plus l’affaire des Juifs “. La question arménienne n’est plus l’affaire des Arméniens, c’est la vôtre !
Celle de la République d’Artsakh aussi. Nous l’avons compris, l’Arménie ne semble plus en mesure de la défendre seule.
On ne naît pas courageux. On le devient.
Il est toujours possible pour le brave de se faire lâche et pour le lâche de se faire brave. Mais c’est maintenant.
Les Arméniens sont aussi aimables vivants.

4 réponses à “J’accuse Ilham Aliev d’avoir mené une agression territoriale et ethnique à l’encontre des Arméniens du Haut-Karabakh et d’Arménie souveraine au nom d’un malveillant et artificiel coup de crayon de Staline en 1921. ”
Magnifique
[…] Le concert de clôture du gala de ‘L’Action Musicale Internationale, ce samedi 16 septembre à l’Espace Carpeaux de Courbevoie s’est ouvert avec la présentation de la soirée par la journaliste et femme de lettres : Taline Kortian. […]
[…] C’est après l’emblématique Dele Yaman de Levon Minassian que s’installe le Quatuor Akhtamar précédé par ces quelques mots de Taline Kortian : […]
Magnifique texte Taline Kortian! Vous avez évoqué toutes les horreurs subies par les Arméniens d Artsakh avec justesse.
Comme vous j accuse toutes celles et ceux qui ont fermé les yeux et qui ont lâchement laissé massacrer ces Arméniens.